Il y a 230 ans… l’École polytechnique

Les débuts de l’École polytechnique ont été chaotiques dans la terrible rigueur de l’hiver 1794, sous l’égide d’un pouvoir encore révolutionnaire, républicain depuis peu, mais toujours instable. Son nom n’était pas encore le sien. Découvrez les premières semaines d’une aventure devenue une institution dans les pas de son premier major, Gaspard de Chabrol de Volvic, qui sera un préfet de la Seine à la longévité inégalée et qui a fait preuve d’un sens de la mesure souvent utile pour le service de l’intérêt général.
17 déc. 2024
Institutionnel

Le froid est vif, très vif ce 21 décembre 1794 à Paris. Bientôt la Seine sera gelée pour un mois. Ce terrible hiver n’est pas sans rappeler celui de 1788-1789 dont la rigueur a été tenue pour l’une des causes du déclenchement de la Révolution qui se poursuit dans le pays et peine à accoucher d’un monde nouveau. 

Deux jeunes gens, Gaspard de Chabrol et son benjamin Guillaume, se hâtent poussés par la bise vers le palais Bourbon où s’est installée la toute nouvelle École des Travaux Publics qui n’a pas encore été renommée École polytechnique. 

Le premier a 21 ans, le second 17 et ils auraient bien pu ne pas être là. Leur père, issu d’une lignée de robins auvergnats anoblie par Louis XV, a été député de la noblesse d’Auvergne aux États Généraux. Partisan déclaré d’une monarchie constitutionnelle, il a été inquiété et emprisonné avec sa famille sous la Terreur à laquelle il vient à peine d’être mis fin lors de la nuit du 8 au 9 Thermidor an II (26 au 27 juillet 1794), qui a conduit Robespierre et les robespierristes à l’échafaud. 

Né en septembre 1773 à Riom, Gaspard a fait de brillantes études dans le collège de sa ville natale. Destiné à une carrière militaire dans le génie, il s’est enrôlé volontairement en septembre 1792 comme simple soldat faisant partie de la première levée en masse de troupes destinées à repousser les assauts des ennemis de la Révolution.

Jeune noble, il a sans doute dû bénéficier, comme son frère, d’une dérogation pour séjourner à Paris alors qu’une loi du 27 germinal an II (17 avril 1794), toujours en vigueur, interdit l’entrée de la capitale aux aristocrates. La République naissante reste assiégée, à l’extérieur comme de l’intérieur. C’est encore le règne du soupçon, des complots et des rumeurs. L’économie et le commerce sont à l’arrêt, au dehors par la guerre, au-dedans par l’inflation galopante provoquée par la frénésie des émissions d’assignats d’un État toujours à court de liquidités. 

Malgré ces troubles, le besoin pressant de donner au nouveau régime et à ses armées les cadres qui lui font cruellement défaut et la détermination de quelques grands savants - Monge, Berthollet, Chaptal, Fourcroy, Guidon-Morveau ou Lamblardie  - à maintenir en France une haute culture mathématique et à se préparer des successeurs, avaient conduit à une première mention de l’École dans une loi du 21 ventôse an II (11 mars 1794) concernant les travaux publics. 

 

Un nouveau texte législatif, adopté à l’unanimité par la Convention nationale le 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794) avait précisé les contours de la nouvelle École destinée à former des ingénieurs de tous genres et à rétablir l’enseignement des sciences exactes suspendues par les crises de la Révolution. Enfin, un arrêté gouvernemental du 6 frimaire an III (26 novembre 1794) avait réglé tout ce qui concernait son organisation. 

 

Les textes prévoyaient une scolarité en trois ans, les élèves étant divisés en trois classes, de sorte que chaque année ceux qui auront terminé leurs études quitteront l’École soit pour être employés par le gouvernement aux travaux de la République soit pour reporter dans leurs foyers l’instruction qu’ils auront puisée à Paris. 

 

Ils établissaient le principe d’un examen public de recrutement ouvert aux candidats de bonne conduite, attachés aux principes républicains, ayant la connaissance de l’arithmétique et des éléments de l’algèbre et de la géométrie et âgés de 16 à 20 ans. 

Trois semaines de retard

Les dates d’examen avaient été fixées du 1er au 10 brumaire an III (22 au 31 octobre 1794) dans 22 villes. La complète désorganisation de l’enseignement public des sciences comme des lettres après cinq années de Révolution avait conduit à recommander aux examinateurs de prendre l’intelligence en plus grande considération que les connaissances… 

 

Le nombre d’élèves admis, d’après les premiers examens, fut de trois cent quarante-neuf, parmi lesquels Gaspard et Guillaume. Pour atteindre ce nombre, il avait fallu accorder des dispenses d’âge à beaucoup de candidats. Soixante-dix d’entre eux, à l’instar de Gaspard, avaient plus de vingt ans ; ils s’en trouvaient vingt-sept qui en avaient moins de seize ; un de ces derniers n’avait que douze ans et demi. Plusieurs étaient au service militaire.

Les élèves appelés devaient être rendus à Paris avant le 10 frimaire an III (30 novembre 1794), date fixée pour l’ouverture de l’École. Depuis le jour de leur arrivée, ils percevaient un traitement de douze cents livres par an, destiné en particulier pour les provinciaux à couvrir leurs frais d’hébergement dans des familles jouissant d’une réputation « bien établie de probité, de bonnes mœurs et qui avaient constamment donné l’exemple du travail et du civisme. »

Comme une grande partie du matériel nécessaire à l’enseignement manquait à la date d’ouverture prévue, elle avait dû être décalée de trois semaines, mises à profit par les autorités pour réquisitionner et faire acheminer l’huile, la chandelle, le charbon de bois et de terre pour éclairer et chauffer l’École mais surtout, le cuivre, l’acier, le zinc ou encore le mercure, l’alun, la potasse ou le salpêtre nécessaires à la réalisation des travaux pratiques ou à la confection des fournitures comme les compas ! 

Comme leurs camarades, Gaspard et Guillaume allaient enfin pouvoir commencer les cours. Mais comme les élèves devaient être divisés en trois classes, il aurait fallu n’admettre la première année que le premier tiers des élèves que l’École pouvait recevoir, y appeler le second tiers l’année suivante, en sorte qu’elle n’aurait été complète que la troisième année. 

Les besoins de la République ne permettant pas de suivre une démarche aussi lente, il avait été décidé que l’ensemble des élèves admis suivraient trois mois de cours accélérés portant sur l’enseignement complet des trois années au terme desquels un examen permettrait de les répartir dans les trois années d’études. 

L’emploi du temps de ce programme accéléré, organisé par décade conformément au nouveau calendrier républicain, était plutôt dense : Tous les jours, excepté le cinquième et le dixième, à huit heures du matin, leçon d’analyse, à dix heures, leçon de chimie : pendant le premier mois, sur les substances salines ; pendant le second mois, sur les matières végétales et animales ; et pendant le troisième mois, sur les minéraux. A midi, leçon de géométrie descriptive, le premier mois sur la stéréotomie ; le second mois, sur l’architecture ; le troisième mois, sur la fortification. A cinq heures après-midi, leçon pratique de dessin. Les cinquième et dixième jours, à dix heures du matin, leçon de physique générale. Le cinquième jour à midi, leçon orale sur le dessin. 

Geôlier du pape 

Gaspard ne semble pas s’être trop mal tiré de ce régime, sortant major de l’X. Il choisit l’École des Ponts & Chaussées pour sa spécialisation. Nommé ingénieur des Ponts & Chaussées le 28 germinal an IV (17 avril 1796), il intègre le lendemain la Commissions des Sciences et des Arts appelée à suivre la campagne d’Égypte menée par Bonaparte. 

Il servira ensuite Napoléon fidélement d’abord comme sous-préfet à Pontivy où il mènera à bien le projet de ville nouvelle « Napoléonville » puis comme préfet du département de Montenotte (Ligurie) basé à Savone où son œuvre de bâtisseur lui a valu la reconnaissance de ses administrés et de leurs descendants puisqu’une place de la ville porte toujours son nom. Geôlier du pape Pie VII, prisonnier de l’Empereur à Savone de 1809 à 1812, Chabrol exerça son rôle avec tact et mesure et le pape comme Napoléon lui en surent gré. Créé baron d’Empire en 1810, il est nommé préfet de la Seine le 23 décembre 1812. 

La première Restauration le trouve à ce poste et l'y maintient malgré les ultras qui demandaient son renvoi et auxquels Louis XVIII aurait répondu : « Chabrol a épousé la ville de Paris, et j'ai aboli le divorce ». Le roi le nomme en 1814 Conseiller d'État et Officier de la Légion d'honneur. Le préfet se retire pendant les Cent-Jours et retrouve sa préfecture qu'il conserve jusqu'à la révolution de juillet 1830. Créé, comme son père et ses frères, comte de Chabrol par lettres patentes du 27 janvier 1816, il est également fait Grand-croix de la Légion d'honneur. Il est membre de l'Académie des beaux-arts dès 1817. 

Très investi dans sa mission de préfet de Paris, il poursuit ses activités de bâtisseur. Il fait créer plus de 130 voies publiques, assurer le pavage de nombreuses rues et des boulevards, l’extension des égouts, la généralisation progressive de l’éclairage public au gaz. Pour ces travaux (notamment les bordures de trottoirs), il fait utiliser la pierre de Volvic, donnant à ville éponyme un nouvel essor et y créant en 1820 une école départementale d’architecture.

Il achève le canal de l’Ourcq, construit le canal Saint-Martin, le canal Saint-Denis, la Halle aux vins, les Abattoirs, la Bourse. Il est à l’origine du lotissement des Batignolles, du quartier Saint-Georges et François Ier, du quartier Beaugrenelle, du quartier de l’Europe et du quartier Saint-Lazare dans le 10ème arrondissement, dont une rue porte son nom. 

 

Il invente la peinture émaillée sur lave, utilisée pour la réalisation des premières plaques de rue mais aussi pour des commandes de décoration des églises parisiennes comme le portail de l’église Saint-Laurent ou de celle de Saint-Vincent de Paul, toutes deux dans le 10ème arrondissement.  

 

L’éducation retient particulièrement son attention. Il prend une part active à la réorganisation des lycées, à la restauration de la Sorbonne, ouvre un très grand nombre d'écoles primaires. Il établit une « école mutuelle » dans chaque arrondissement et crée des classes d'adultes et des cours de dessin pour les ouvriers dans différents quartiers de Paris.

 

À la Révolution de Juillet 1830, il donne sa démission et vit dans la retraite jusqu’à sa mort le 30 avril 1843, à l’âge de 70 ans. 

 

Guillaume, quant à lui, sera renvoyé de l’École polytechnique sous le Directoire pour avoir refusé le serment de haine à la royauté d’après le registre matricule mais il aurait démissionné ou serait sorti régulièrement de l’École, selon d’autres sources. Il deviendra un mathématicien réputé, étudiant aussi l’astronomie et publiant des mémoires remarqués dans le recueil de l’Académie des Sciences. Désigné pour l’Institut, il entre au séminaire de Saint-Sulpice et décide de se consacrer aux missions étrangères. Il meurt prématurément en 1805 ou 1810, selon les sources, avant son départ prévu pour la Chine. 

 

Sources : 

*Histoire de l’École polytechnique. Livre Premier. La création de l’École. A. Fourcy. Imprimerie A. Belin. 1828. 

* Livre d'or de l'École polytechnique. Paul Tuffrau. Collection "Livres d'or des Grandes Écoles françaises".  Raymond Lacour éditeur, 1962. 

*Sur la première organisation de l’École polytechnique. Texte de l’arrêté du 6 frimaire an III. Par Janis Langins. Revue d’'histoire des sciences, tome 33, n°4, 1980. pp. 289-313

 

*Souvenirs inédits de M. le comte de Chabrol de Volvic. Commission des travaux historiques de la Ville de Paris. Association Paris Musées éditeur. Janvier 2002. 

 

* Administration, statistique, aménagement du territoire : l'itinéraire du préfet Chabrol de Volvic (1773- 1843). Par Marie-Vic Ozouf-Marignier. Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 44 N°1, Janvier-mars 1997. pp. 19-39. 

 

*Chabrol, X 1794, de la politique à la lave de Volvic. Par Christian Marbach. Bulletin de la Sabix. 52/2013. 

 

*Paris 1793-1794. Une année révolutionnaire. Exposition du 16 octobre 2024 au 16 février 2025 et catalogue. Musée Carnavalet. Paris 

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