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L’intrication quantique : du débat philosophique au prix Nobel
La mécanique quantique peut-elle être considérée comme complète ? Voilà la question posée dans un article scientifique publié en 1935 par Albert Einstein et ses collaborateurs Boris Podolsky et Nathan Rosen. N’y aurait-il pas quelque chose qui manque à cette théorie pour en faire une description entière du monde, comme l’affirmait Einstein dans un débat qui l’opposait à l’époque au savant Niels Bohr ? A cette question, a priori très abstraite, des expériences conduites à partir des années 1970, notamment par Alain Aspect, John Clauser et Anton Zeilinger, ont apporté des réponses. Cela vaut à ces trois scientifiques le prix Nobel de physique 2022.
Une expérience de pensée
En 1935, la physique quantique était une théorie récente -elle a été formalisée dans les années 1920- mais déjà puissante. Elle permettait de comprendre de nombreux phénomènes à l’échelle microscopique mais aussi à notre échelle, comme le fait que la matière soit stable, ainsi que des caractéristiques très concrètes des matériaux : comment ils conduisent l’électricité, quelle lumière ils sont capables d’émettre ou d’absorber, etc. Cela a conduit peu après à la « première révolution quantique » (l’invention du transistor par exemple). Contrairement à la physique classique, la physique quantique place les probabilités au cœur de son formalisme.
Albert Einstein ne remettait pas en cause les résultats ni les prédictions de cette théorie qu’il a lui-même contribué à développer. Cependant, il pensait que la physique quantique ne constituait pas le niveau ultime de description de la réalité et qu’une théorie plus détaillée rendrait, par exemple, les probabilités moins fondamentales. Niels Bohr n’était pas de cet avis. Les deux savants s’échangeaient leurs arguments par l’intermédiaire d’expériences « de pensées », impliquant la manipulation de particules une à une (ce qui n’était pas possible en pratique à l’époque). C’est une telle expérience de pensée que propose l’article de 1935.
Afin de comprendre le problème, imaginons par exemple deux particules situées dans une boîte. Deux couleurs sont possibles pour ces particules : blanches ou noires. De façon intuitive, on pourrait penser qu’il y a quatre options : les deux particules sont blanches ; les deux particules sont noires ; la première est blanche et la seconde est noire ; la première est noire et la seconde est blanche. Mais le formalisme de la physique quantique autorise aussi l’existence de mélanges de ces quatre options, ce que les physiciennes et physiciens appellent des superpositions d’états. Par exemple, que les deux particules soient à la fois dans l’état où la première est blanche et la seconde est noire et dans l’état où la première est noire et la seconde est blanche, sans qu’il soit possible de distinguer entre les deux à moins de faire une observation. Un tel état est dit « intriqué ». Il est représenté avec les billes rayées avec un point d’interrogation sur la figure suivante.
En physique quantique, deux objets peuvent être « intriqués ». Si on envoie chacun d’eux en des endroits différents, on observe des corrélations entre leurs propriétés (ici, la couleur noire ou blanche), sans qu’il soit possible d’attribuer une couleur déterminée à chaque objet avant l’observation. Cette situation va contre notre intuition courante.
Là arrive un des points qui gênaient particulièrement Albert Einstein : imaginons un système qui envoie une de ces deux particules intriquées vers une physicienne A et l’autre vers un physicien B. Si la physicienne A observe que la particule qu’elle a reçue est blanche, alors, forcément, la particule reçue par le physicien B est noire. Il y a une corrélation entre les résultats. Ce contredit l’intuition, c’est que cette couleur vue par B n’était pas déterminée avant l’observation effectuée par la physicienne A. Cette observation semble avoir influencé, à distance et sans interaction, le résultat de l’observation du physicien B. Cette corrélation « non-locale » faisait penser à Einstein que quelque chose manquait à la description quantique.
En effet, il pourrait exister une explication plus intuitive. Après tout, les corrélations n’ont rien d’inhabituelle dans la vie de tous les jours. Prenez une bille noire et une bille blanche, mélangez-les sans les regarder. Donnez une bille au hasard à la physicienne A qui se rend à Paris et une au physicien B qui se rend à Marseille. Bien sûr, si la physicienne A observe que la bille qu’elle a reçue est blanche, alors, forcément, la bille reçue par le physicien B est noire. Rien d’étonnant : chaque bille avait une couleur bien déterminée dès le départ. Et si les corrélations « non-locales » liées à l’intrication n’étaient en fait que des corrélations habituelles, et que des variables cachées – c’est-à-dire des paramètres qui échapperaient encore au formalisme quantique- déterminaient les résultats des observations dès le départ ?
Les mêmes corrélations que celles de la figure plus haut seraient plus intuitives si, dès le départ, une couleur bien définie était attribuée à chaque objet, même si aucun observateur n’en a connaissance avant la mesure. Dans ce cas, des « variables cachées » (inaccessibles à l’observateur) expliqueraient le résultat.
Le débat devient expérimental
Le débat entre Bohr et Einstein n’intéressait pas les scientifiques de l’époque plus que ça. Après tout, dans les deux cas, les résultats observés sont les mêmes et la physique quantique conserve son efficacité. Tout au plus s’agit-il d’un choix philosophique. En 1964 pourtant, John Bell montre, dans un article théorique, que certaines configurations expérimentales avec des particules intriquées donneraient des observations différentes selon qu’il existe ou non des variables cachées locales. Ce critère de démarcation sont appelées les inégalités de Bell. En 1969, John Clauser, Michael Horne, Abner Shimony et Richard Holt reformulent ces inégalités et montrent qu’il est possible de les tester avec les technologies existantes en utilisant des photons, des particules de lumière, qui peuvent être intriqués. Autrement dit, il devient possible de trancher expérimentalement le débat passé entre Einstein et Bohr.
Plusieurs expérimentateurs se lancent dans les années 1970, dont John Clauser aux Etats-Unis, et Alain Aspect, en France, à l’Institut d’Optique, sur le principe des exemples schématisés plus haut, où le rôle de la physicienne et du physicien sont joués par des détecteurs A et B. Afin de tester les inégalités de Bell, il faut mesurer la polarisation des photons (une propriété qui joue le rôle de la couleur de la bille dans l’exemple donné plus haut), grâce à plusieurs polariseurs orientés dans des directions différentes. Pour que le test soit idéal, il faut de plus que les mesures effectuées en A soit indépendantes de celles effectuées en B. Sinon, il pourrait par exemple exister une interaction, encore inconnue, qui enverrait un signal aux détecteurs, lequel déterminerait les résultats avant même l’arrivée des photons. Si l’on admet qu’un tel signal ne pourrait pas se déplacer plus vite que la lumière, il faut pouvoir choisir l’orientation des polariseurs en un temps plus court que celui mis par la lumière pour se déplacer entre les détecteurs. Ce dernier point est le tour de force de l’expérience d’Alain Aspect et de ses collaborateurs Phillipe Grangier, Gérard Roger et Jean Dalibard : l’orientation des polariseurs changeait toutes les 10 nanosecondes alors qu’un éventuel signal d’interaction aurait mis 40 nanosecondes pour traverser l’espace de 12 mètres séparant les détecteurs.
Verdict et applications technologiques
En 1982, les résultats d’Alain Aspect sont clairs : les inégalités de Bell ne sont pas respectées, il n’existe pas de variables cachées locales qui expliquent les corrélations observées. La physique quantique a résisté au test. D’autres expériences sont venues raffiner le résultat, en particulier celles d’Anton Zeilinger, qui ont exclues d’autres failles possibles dans leurs interprétations. Anton Zeilinger et son équipe ont également démontré la -mal nommée- téléportation quantique. Depuis, ces propriétés de superposition et d’intrication ont été étudiées en détail dans de multiples systèmes (il est par exemple possible d’intriquer de nombreuses particules ou ensembles de particules). Cela a aussi lancé ce que certains, dont Alain Aspect, appellent la « seconde révolution quantique » qui exploite ces propriétés comme des ressources pour des communications sécurisées, des détecteurs ultra-sensibles ou pour un éventuel futur ordinateur quantique.
Albert Einstein avait-il tort ? Difficile de répondre oui. D’une part, il a eu le mérite de pointer du doigt un problème subtil de la physique quantique qui s’est révélé très fécond. D’autre part, les débats épistémologiques sur l’interprétation de la physique quantique sont loin d’être terminés (hypothèses de superdéterminisme, de variables cachées non-locales…). Une chose est sure : il s’agit d’une des aventures intellectuelles et scientifiques les plus riches du XXe siècle.
En savoir plus :
Retrouvez les explications du physicien Daniel Suchet, chercheur à l’Ecole polytechnique, sur l’intrication et la téléportation quantique (article publié sur le site actusf).
L’annonce officielle du prix Nobel