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Un enjeu de sûreté nucléaire : modéliser la fusion du corium
Si les accidents graves sont extrêmement rares dans les centrales nucléaires, il n’en est pas moins capital d’être en mesure de les prévenir et, s’ils surviennent, de les gérer avec rigueur pour pouvoir en contenir les conséquences.
C’est pourquoi les physiciens Mathis Plapp, directeur de recherche CNRS et Hervé Henry, chercheur CNRS, du laboratoire de Physique de la matière condensée (PMC*), travaillent en collaboration avec Romain Le Tellier (CEA Cadarache) sur la modélisation de certains aspects des accidents graves de réacteurs nucléaires, dans une perspective à long terme de prévention. Ils s’intéressent en particulier à la modélisation du corium, un mélange qui se forme lors de la fonte d’un cœur de réacteur après une panne de refroidissement. Ce phénomène s’est notamment produit à Tchernobyl en 1986.
Entretien avec Mathis Plapp et Hervé Henry
Mathis Plapp, à l’origine, vous êtes un physicien en sciences fondamentales. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur le nucléaire ?
Mathis Plapp : Je suis spécialisé dans la formation des microstructures lors de la solidification de l’acier, un sujet à la frontière entre la recherche fondamentale et appliquée. Si, avec Hervé Henry, nous nous sommes penchés sur le nucléaire, c’est pour répondre à des questions de notre collègue Romain Le Tellier, du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives à Cadarache. Ces questions ont des conséquences pratiques extrêmement sensibles, mais elles sont aussi très stimulantes pour la recherche.
Le corium, c’est un mélange liquide qui se forme lors de la fonte du cœur d’un réacteur nucléaire, quand la température dépasse 2500 °C. C’est un magma métallique et minéral qui s’apparente par certains côtés à un alliage. Mais il a comme particularité d’être autochauffant.
Cela ne signifie pas, entendons-nous bien, que la réaction de fission est en train de s’étendre. Mais elle n’est pas achevée. Et le corium, qui contient des métaux lourds extrêmement radioactifs, peut se « fondre » un chemin jusqu’à la nappe phréatique et tout contaminer.
Du corium s’est formé, on le sait avec certitude, lors des accidents de Three Mile Island (Pennsylvanie, 1979) et de Tchernobyl (URSS, aujourd’hui Ukraine, 1986). Et peut-être à Fukushima (Japon, 2011).
En l’absence d’observations directes, comment fait-on pour représenter un phénomène comme la formation du corium ?
Hervé Henry : Dans le cas des accidents graves on doit passer par la modélisation. Ces méthodes se développent beaucoup aujourd’hui, à la fois grâce à la puissance des outils numériques mais aussi parce que cela répond à un vrai besoin, notamment dans les industries qui développent de nouveaux alliages (pour les moteurs d’avion, par exemple).
Mais cela ne se limite pas aux métaux. La simulation numérique dans les matériaux est une megatrend. On peut parler d’un mouvement global, avec l’émergence de la computational material science. Le développement de modèles numériques fiables permet de gagner du temps et de l’argent.
Mais le corium est un cas limite, car on n’a pas les moyens de tester les hypothèses. Les équations fondamentales de la physique mises en jeu dans sa formation sont connues, l’enjeu n’est donc de trouver de nouvelles lois. Mais l’application à des matériaux concrets, et notamment à ce magma composite qu’est le corium, est très compliquée.
Mathis Plapp : La méthode de « champ de phase », qu’on utilise dans beaucoup de travaux sur les microstructures, est bien adaptée pour traiter ce sujet. Il faut imaginer le matériau : très hétérogène, avec des « grains » cristallins qui germent en agrégeant des molécules, et entre ces grains des joints qui sont autant d’interfaces. Cette microstructure est décisive pour les propriétés du matériau.
La méthode du champ de phase décrit les interfaces et leur croissance. Elle se fonde sur une approche thermodynamique, avec des phases différentes (liquide, solide, gazeuse) : pour un point donné, est-ce qu’on trouve du solide ou du liquide ? Cela dépend de la densité, de la température, d’autres paramètres comme l’épaisseur de l’interface, ou la coexistence de phases ordonnées avec des phases désordonnées.
Les équations qui décrivent et modélisent ces évolutions du magma ne sont pas linéaires. Il n’y a pas vraiment de méthode pour les « résoudre », mais on peut les mettre en musique dans un ordinateur. On peut écrire un programme de simulation à partir de phénomènes que l’on connaît bien au niveau macroscopique, et dont on connaît les paramètres. Cela servira à simuler et explorer des phénomènes que l’on connaît peu.
Mais vous évoquiez un phénomène autochauffant. Ne sort-on pas des modèles habituels ?
Dans toute cristallisation, il y a une chaleur latente, qui s’explique par les lois de la thermodynamique. Dans le cas du corium, on a un effet de chauffage par la radioactivité. La décroissance des noyaux émet de la chaleur. Cela nous écarte un peu de la thermodynamique standard, mais on peut l’intégrer dans les modèles.
Ce qui nous pose davantage de problèmes, ce sont les questions d’échelle. Dans le corium il y a une séparation entre une phase métallique solide et une phase métallique liquide. Les gouttes et les grains sont de l’ordre du centimètre. Mais les interface entre les deux phases sont, elles, de l’ordre du nanomètre.
Pour simuler, on prend des interfaces plus épaisses que dans la réalité, en s’assurant que les propriétés physiques qui nous intéressent, comme la tension de surface ou la cinétique d’interface, seront conservées. Ces propriétés façonnent les microstructures. Si vous ne les captez pas vous ne pouvez pas représenter correctement ce qui se passe.
Ce qui intéresse le CEA c’est de comprendre comment, une fois le corium formé, la chaleur se diffuse. Le mélange n’est pas homogène. Et il y a des transferts de chaleur dans la superstructure censée retenir le corium. Or la tension de surface intervient directement dans la physique qui permet de prédire ces points chauds.
Nos modèles ne sont pas seuls en jeu. D’autres spécialités sont mobilisées. Mais vous comprenez comment ces phénomènes potentiellement très graves sont aussi, pour les physiciens, des problèmes passionnants.
Propos recueillis par Richard Robert
* PMC : une unité mixte de recherche CNRS, École polytechnique - Institut Polytechnique de Paris